Les Italiens en Algérie, 1830-1962 (2/2)

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Retrouvez ci-dessous la deuxième et dernière partie de l’article consacré à la migration des Italiens en Algérie entre 1830 et 1962, proposé par l’historien Gérard Crespo. N’hésitez pas à nous faire vos retours ou nous poser des questions, Gérard Crespo nous aidera pour les réponses…

La phase euphorique, 1852-1914
Au lendemain du coup d’état de Napoléon III, Randon est nommé Gouverneur Général de l’Algérie. Il relance la colonisation : 72 villages sont créés entre 1852 et 1859. Certes Randon cherche à établir et à fixer une population française à qui seraient attribuées des concessions. Mais cette population agricole ne suffit pas au développement de l’Algérie. On a besoin de maçons, d’artisans, de commerçants qui doivent aménager le territoire, peupler les villes, dynamiser les ports… Des Français viendront, certes, mais ce seront des Espagnols, des Italiens et dans une moindre mesure des Maltais qui contribueront au développement de l’Algérie. D’autant que les années 1850 et 1860 voient la construction de voies ferrées, de routes, l’aménagement du réseau hydraulique et des ports.
Parallèlement l’Italie, bien qu’unifiée en 1861, hérite dès sa création d’une situation économique désastreuse aggravée en 1866 par une guerre contre l’Autriche afin de libérer la Vénétie. Dans le sud encore sous l’influence des grands féodaux, le paysan recevait un salaire de misère. A partir des années 1860, les Italiens débarquent donc en masse en Algérie. Ils arrivent de Campanie, de Calabre, de Sicile, de Sardaigne, c’est à dire du Mezzogiorno misérable. Mais le Nord fournit aussi son contingent d’émigrants originaires du Piémont, d’Emilie Romagne et de Toscane. Dans le détail des localités, nous relevons des Italiens du golfe de Tarente à Bône et à Philippeville, des rescapés du cataclysme de Messine, des habitants de Procida proche de Naples dans les Marines d’Alger et d’Oran, des ressortissants d’Ischia et de Torre del Greco à Bougie et à Philippeville, des immigrants de Cefalù proche de Palerme qui s’installent à Castiglione dans l’Algérois, des Sardes d’Orani, de Jersu se fixant le long de la frontière algéro-tunisienne, enfin des Turinois, des habitants de Biella dans le Piémont s’installent là où leur qualité de maçon ou d’architectes sont appréciées.
Ces immigrants se répartissent sur le sol algérien dans cinq grands secteurs d’activités : la pêche et les métiers de la mer, les mines, le bâtiment, les grands travaux et les métiers de l’artisanat et du commerce en milieu urbain.

Reddition d’AbdelKader en 1847 par Augustin Régis

La pêche : entre 1832 et 1863, les Italiens sont très présents dans la pêche au corail. A titre d’exemple, en 1859 sur 176 bateaux corailleurs en Algérie, 154 sont italiens ! La Calle, Collo, les eaux du Cap Rose proche de Bône sont les lieux de pêche privilégiés. Les succès italiens suscitent l’intérêt des Français qui à partir de 1861 arment de nombreux bateaux et à partir de 1864 supplantent les Italiens. Mais en réalité, outre la concurrence, la désaffection des Italiens a deux causes majeures : des bancs de coraux sont découverts sur les côtes siciliennes, et, surtout les prix du corail chutent en Italie, ce produit s’avérant moins prisé. La prédominance française est de courte durée puisqu’en 1867 60 bateaux sont désarmés faute de rentabilité. Mais si les pêcheurs de corail disparaissent progressivement “i pescatori di pesca” demeurent. Ils viennent de Giglio, de Sestri Levante, de Messine, de Naples, pêcher la bonite, le maquereau, l’allache, l’anchois, la sardine, le poulpe. Les Sardes se font une spécialité de la pêche au thon. Dans un premier temps La Calle profite de cette migration : en 1866 on compte 4 balancelles, 20 en 1868, 70 en 1871 montées par 900 hommes qui y stationnent de mars à octobre. Au cours de cette même période, les Italiens fondent à Bône la société d’exploitation du lac Fetzara dont les directeurs Partaluppi et De Trumello se chargent d’exporter vers Paris une partie des 3000 poissons pêchés quotidiennement.

Paranzella (balancelle) par Edward William Cooke

A la fin du XIXe siècle Bône est la ville italienne du Constantinois. Le consul d’Italie à Alger en 1892 affirmait que les immigrants italiens avaient construit en Algérie sous la direction d’ingénieurs français 2 000 kms de routes nationales, 1 700 kms de routes départementales, 800 kms de voies ferrées. Exagération? Certainement pas. Sans la collaboration des Italiens, le gouvernement français n’aurait pu exécuter le vaste programme des travaux publics.
Outre ces grands secteurs d’activité où leur contribution s’est avéré indispensable, les Italiens occupent les métiers du commerce et de l’artisanat. Les cordonniers palermitains, les Toscans tresseurs de paille se révèlent également pour leur dextérité à fabriquer des figurines de plâtre. Et si le monde agricole semble être réservé aux Français et aux Espagnols, les Italiens y montrent un certain savoir-faire : à Guyotville dans les vergers et les primeurs, autour de Bône comme ouvriers viticulteurs et autour de Philippeville où ils sont démascleurs dans les forêts de chêne liège. Mais leur participation à la mise en valeur agricole reste modeste : en 1912 on ne comptait que 590 propriétaires agricoles italiens dans toute l’Algérie et 6 500 Italiens qui vivaient de la terre. On relèvera toutefois quelques noms : les Scotto de Beni Melek qui produisaient un très bon vin blanc, les frères Bertagna propriétaires d’immenses domaines dans la région de Bône, la famille Montebello qui exploitait les forêts de chêne et qui faisaient venir des ouvriers de Pistoia et de Modène.

En cette fin du XIXe siècle, outre le monde du travail, les Italiens offrent une certaine visibilité dans deux domaines. La presse : deux journaux paraissent, l’un en italien et en français, le Trait d’Union, l’autre est trilingue, français, espagnol, italien, l’Union latine. Leur durée de vie est éphémère, faute vraisemblablement d’un lectorat suffisamment instruit pour pouvoir lire. L’autre domaine est la politique. Deux figures émergent. Jérome Bertagna né à Alger en 1843, mais issu d’une famille originaire du royaume de Piémont Sardaigne (Nice), il sera élu maire de Bône en 1883 et restera jusqu’à sa mort en 1903. Son frère Dominique fut maire et conseiller général de Mondovi et membre des Délégations financières. L’autre grande figure à l’extrême fin du XIXe siècle est Max Régis fils d’un Italien fraîchement naturalisé, il sera à la tête des émeutes anti juives d’Alger, élu maire à 25 ans en 1898. Destitué de ses fonctions par le gouverneur Laferièrre, il est réélu en 1900. Battu aux élections législatives de 1901, traduit en justice pour troubles à l’ordre public, Régis quitte l’Algérie et disparaît à jamais de la vie politique.

Entre temps, un événement important marque l’histoire des populations immigrées d’Algérie. La loi de 1889 qui naturalise automatiquement tout enfant né en Algérie de parents étrangers. La comptabilité des étrangers devient plus difficile. En 1889, on comptait un peu plus de 50 000 Italiens en Algérie soit environ 11% de la population européenne. Ils arrivaient en troisième position derrière les Français (environ 230 000) et les Espagnols (environ 145 000). La loi a des effets décimateurs. Un fonctionnaire estimait qu’elle faisait gagner environ 10 000 naturalisés par an. Le nombre d’Italiens diminue mais en 1914 on en compte encore près de 40 000 en Algérie. Dans la dernière décennie du siècle on estime le solde migratoire à environ 1 500 personnes par an. La guerre marque un coup d’arrêt.
Après 1918, le courant migratoire vers l’Algérie se tarit. En fait, il change de destination. Un million d’Italiens se dirigent vers la France entre 1920 et 1935, 190 000 vers l’Afrique Orientale (Erythrée, Somalie) et 120 000 vers la Lybie conséquences des conquêtes mussoliniennes. En Algérie, l’absorption de la colonie italienne se fait lentement. En 1936 on recense exactement 21 009 Italiens. Mais l’Algérie attire un certain nombre d’Italiens dont la migration sera temporaire. Des antifascistes qui fuient la dictature de Mussolini ; ils viennent directement d’Italie ou transitent par la Tunisie où s’est créée la L.I.D.U. (ligue des droits de l’homme). Parallèlement Mussolini qui entend faire de la Méditerranée un “lac romain” en référence à la grandeur de l’Empire, accroît le personnel d’ambassade et consulaire en Algérie. Autour de ce personnel gravitent nombre d’espions chargés de surveiller les agissements d’antifascistes et de rallier à la cause fasciste les Italiens d’Algérie offrant une certaine visibilité car regroupés en micro communautés à Bône, Alger, Philippeville, Stora ou encore dans l’ouest comme par exemple à Mers el Kébir, autant de localités où ils ont sauvegardé leur langue et leurs traditions. Pour cela, l’administration mussolinienne crée un journal en langue italienne, il Messagero d’Algeri et l’O.G.I.E. (organisation des jeunes italiens à l’étranger) chargés d’animer une vie associative intense. On célèbre “la Befana” (l’Epiphanie) on collecte des fonds pour les cadeaux aux enfants, on perpétue des fêtes comme St Joseph de la Croix à Guyotville ou San Ciro d’Alessandria. On organise la visite de navires de guerre qui font escale à Alger, et on célèbre le Duce quand il reçoit “le glaive de l’Islam” à Tripoli. Des sociétés de bienfaisance italiennes sont créées pour venir en aide aux compatriotes déshérités, des associations d’anciens combattants se créent et une messe en italien est célébrée une fois par mois dans la cathédrale d’Alger. Malgré cette intense propagande, il ne semble pas que les Italiens naturalisés aient cédé aux sirènes fascistes ; les Italiens, au delà de l’idéologie, appréciaient seulement de se retrouver entre eux lors de moments de fête.

Le peuplement italien dans le Constantinois en 1921

Les blessures de la guerre
La déclaration de guerre de Mussolini à la France le 10 juin 1940 surprend tout le monde tant en France qu’en Algérie et suscite beaucoup d’inquiétudes chez les 20 000 Italiens d’Algérie.
Le 11 juin, des trains chargés de pères de familles italiens se dirigent vers des camps d’internement au Kreider et à Aïn Sefra. Sitôt l’armistice signé, les camps sont vidés et les Italiens rentrent chez eux. Mais Vichy les remplit à nouveau en internant des réfugiés espagnols de la guerre civile et des antifascistes italiens. Le comte Ciano avait réclamé leur rapatriement mais Vichy ne cède pas. On distingue les camps disciplinaires – Boghar, Kenchela, Colomb Béchar, Bou Arfa… – où les prisonniers se plaignent de malnutrition et de mauvais traitements, des camps d’internés politiques – Djelfa, Berrouaghia, Ben Chicao – qui accueillent des femmes…
L’atmosphère est délétère ; des pêcheurs saisonniers de Nemours rentrent précipitamment à Naples en août alors que la saison n’est pas encore finie. L’administration de Vichy multiplie les contrôles d’identité, obligations de “pointer” au commissariat, limitations des déplacements, expulsions des Italiens en situation irrégulière…
En 1943, au lendemain du débarquement allié, les camps se vident en partie des Espagnols et des antifascistes français ; mais les nouvelles autorités internent des sympathisants fascistes français, des soldats italiens faits prisonniers durant la campagne de Tunisie et des antifascistes italiens dont on se méfie. La confusion est à son comble : le camp de Méchéria qui accueille 162 civils italiens d’Afrique du Nord et 168 italiens prisonniers de guerre est le théâtre d’affrontements violents. Les Italiens prisonniers de guerre demeureront dans les camps jusqu’à la fin de 1945.

L’après guerre
En 1954, il ne demeurait plus que 10 000 Italiens en Algérie, la loi de naturalisation poursuivant son œuvre. On peut affirmer que pour les descendants d’Italiens naturalisés français depuis une ou plusieurs générations, la fusion s’est faite sans encombre dans la société française d’Algérie. Ces facteurs de la fusion furent l’école, gratuite, laïque et obligatoire depuis Jules Ferry, l’armée (les descendants d’Italiens ont toujours répondu présents – y compris lors des heures les plus tragiques comme en 1914, 1940 et 1942) et le monde du travail. A ce titre les réussites sont nombreuse : dans le domaine maritime, on se souvient des armateurs Schiaffino, mais aussi des chantiers navals Cavallo and co, des Miranda spécialisés dans la fabrication de bouchons, des maisons de commerce Scapparone et Nieilli de Constantine, des Alessandra célébrités du bâtiment et des travaux publics… Cette intégration est d’autant plus remarquable que cette migration dans la première moitié du XIXe siècle n’était pas désirée par les Gouverneurs et les responsables politiques de l’Algérie.
Le géographe Pierre Boyer qui en 1954 se promène dans les rues d’Alger ou de Bône aime ces “vicoli qui rappellent ceux de Naples et où flotte l’odeur de la raviolade”. En 1962, André Lanly dans sa thèse Le français d’Afrique du Nord dresse un inventaire d’environ 150 mots qui proviendraient de l’italien ou de ses dérivés, napolitain, sicilien… Ces mots, on les retrouverait dans la cuisine (la caponade) la pêche (le broumitche) et les jurons.

Tout ce patrimoine a franchi lors des journées tragiques de 1962 la Méditerranée et a contribué à façonner l’identité Pied Noir.

Gérard Crespo

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