Les Italiens et la pêche en Algérie

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En réponse à une question de l’un de nos abonnés concernant les Italiens en Algérie et plus précisément le type de pêche que pratiquaient les Italiens venus du golfe de Naples, l’historien Gérard Crespo nous donne sa réponse que nous publions afin d’en faire profiter tous nos lecteurs.

« Une des pêches les plus prisées était celle du corail. Les Italiens venaient pêcher le corail des côtes africaines depuis des siècles. Ainsi, dès le Xème siècle, le corail de Tabarka –Tunisie – était exporté à Venise, Gênes, Naples. Au XVIIème siècle une grande famille génoise avait fait de Tabarka un centre de pêche important et y exerçait le monopole. Au début du XIXème siècle les Italiens perpétuaient cette tradition. Mais après des dissensions dues à des défauts de paiement surtout entre Turcs et Français, les édifices de la côte Est sont ravagés en 1827. La Calle qui était le lieu traditionnel de la pêche en Algérie est en 1831 totalement inhabitable. La pêche est reprise sous l’impulsion des Italiens. D’abord à Collo à l’ouest de Bône, où en 1831 sept coralines prospectant sur des gisements vierges retirent en 15 jours 3 500 kilos de coraux énormes qui font la fortune de ces équipages. Quelques années plus tard, par l’ordonnance royale du 21 décembre 1842, les Italiens obtiennent que le port de Collo commerce avec tous les ports occupés de l’Algérie et admette en franchise les produits suivants : peaux, laines, huile d’olive, kermès, cire, miel, figues sèches, légumes verts, lait, beurre, fromages frais, œufs, volailles, gibier. Puis les Italiens redonnent vie à la Calle qui a la réputation avec le golfe de Bône à proximité du Cap Rose d’être la zone où l’on pêche le plus beau corail et où il est le plus abondant à une profondeur ordinaire de 40 à 50 brasses. En 1846, on compte à la Calle 116 coralines montées par 1 171 hommes employés à cette industrie. Le corail est ensuite exporté à Livourne où il occuperait plus de 700 personnes. Les Juifs centraliseraient ce commerce. Ils réexpédient le gros corail en Russie. Le rose de première qualité est envoyé en Chine, la seconde qualité en Pologne. Le barbaresco et le robachiara en Inde. Enfin la tenagliatura – menus brins – et la terrille flottante – croûte de dégrossissement des branches -, autrefois employées dans la fabrication de colifichets et utilisés comme monnaie d’échange lors de la traite des Noirs, sont revendues bon marché dans les commerces locaux. C’est à la fin de la décennie 1850-1860 que les Italiens seront les plus nombreux, ne connaissant jusqu’alors aucune concurrence.

Longtemps après la conquête, rien n’attira les Français sur le littoral algérien où les étrangers avaient toute latitude pour se livrer à la pêche et savaient se contenter d’un faible salaire tout en supportant avec plus de facilité – habitués dans leur pays à une misère plus grande – les fatigues et les dangers des métiers de la mer dans un pays nouveau et inconnu. Mais les succès des Italiens, la relative prospérité de cette pêche dont le produit de l’année 1861 fut évalué à 18 000 000 Francs pour toute l’Algérie, les gains apparents à la fin de la campagne de corail qui durait six mois – armateurs et équipage se partagent 2 000 Francs de bénéfices nets -, tout cela incita les Français à concurrencer le monopole italien.

Mais, alors que les pêcheurs de corail disparaissaient progressivement du littoral africain « i pescatori di pesca » prennent la relève. Ils s’installent partout dans des centres anciens, souvent avant même leur création officielle comme à Saint André, proche de Mers el Kébir en Oranie, où dès 1845 des centaines de Procidiens s’étaient fixés dans des cabanes accrochées au littoral : parfois même ils résidaient dans leurs embarcations à Arzew, Beni Saf, Mostaganem -en Oranie-.
A Alger dans le quartier voisin du port en 1838, on recensait 97 marins napolitains, en 1842, 453 pêcheurs napolitains auxquels il conviendrait d’ajouter 77 Sardes et 43 Toscans. En 1856, Sardes et Napolitains avaient accaparé l’industrie de la pêche. Mais, c’est surtout à partir des années 1860 que le littoral africain sera systématiquement et rationnellement exploité par les Italiens. La faune sous-marine abondante, composée de thons, bonites, maquereaux, allaches, sardines, anchois, poulpes, attire des Italiens de tous horizons : ils viennent de Giglio, de Sestri Levante, Messine, à la Calle pour pêcher surtout la sardine et l’anchois, du Golfe de Tarente à Bône et à Philippeville, de Naples à Port aux Poules – Oranie – pour la sardine, de Gênes à Stora. Les Sardes se font une spécialité de la pêche au thon qu’ils pratiquent déjà sur leurs rivages où l’on compte 8 pêcheries. Ils se regroupent et contribuent à la prospérité de certains centres, mais ils sont essentiellement saisonniers.
Dans un premier temps, c’est la Calle qui profite de cette migration. En 1866, on y dénombre 4 barques venues pêcher la sardine et l’anchois, 20 en 1868, 30 en 1869, 60 en 1870. A partir de cette année là, on compte en moyenne 70 grosses balancelles montées par 900 hommes qui stationnaient de mars à octobre, sans compter les barques armées annuellement dans le port et de nombreux bateaux. Au total plus de 1 600 marins pêcheurs immigrants temporaires venaient grossir la foule des 1 700 Italiens établis de façon permanente; le produit de la pêche fut évalué jusqu’à 4 millions de francs. Les pêcheurs nomades apportaient d’Italie leurs filets, leurs provisions, leurs vivres pour la saison. Autour de la Calle, les Italiens exploitent également les lacs. Le lac du Bastion de France à 12 kms à l’ouest, où on trouve des anguilles, des muges et des mulets. Le lac de Tonègue à 8 Kms à l’est, auquel on accède par un chenal qui coule au pied du Monte Rotendo et le lac de Beaumarchand au sud-ouest.

Lac de Tonègue (ou Tonga)

Durant cette période, les Italiens fondent à Bône la société d’exploitation du lac Fetzara. Tout le poisson pêché est envoyé à Paris ou consommé sur place. La saison de pêche dure 6 mois. Chaque jour 3 000 poissons de 3 à 4 kg sont pêchés ! Les directeurs de cette société, G. Partaluppi et De Trumello – originaires de la Province de Mortara – vivaient dans une certaine aisance à Paris où ils se chargeaient de revendre le poisson importé.
D’autre part, toujours à proximité de Bône, à 4 milles du Cap de Garde, la mer communique avec un étang très poissonneux dans lequel les corailleurs, puis les pêcheurs italiens entraient souvent. Le produit de cette pêche de l’étang du Bastion était plus destiné à une consommation sur place ou à une vente locale qu’à l’exportation, car les Italiens contrairement aux Français ou plus tard aux indigènes qui s’essaieront à cette activité, sont considérés comme gros consommateurs de poissons et de salaisons. La Calle est concurrencée par Stora, en 1877 gros bourg de 1046 habitants – créé 30 ans plus tôt – et habité par des pêcheurs, gens de mer, fabricants de salaisons qui voient arriver tous les ans en avril une centaine de barques italiennes. Mais c’est surtout Philippeville qui se développe progressivement, pour devenir le plus grand port de pêche de l’est Algérien. Il le sera toujours à la veille de l’indépendance puisqu’il sera classé en troisième position derrière Alger et Oran. Dans les années 1880, c’était le plus gros producteur d’allaches de sardines et d’anchois. En 1887, la population italienne y était aussi importante que la population française.

Vue aérienne du lac Fetzara

L’émigration maritime se développe également dans le département d’Alger. En 1880 à Bou Haroun à 5 kms à l’ouest de Castiglione des immigrants venus de Cefalu Isola delle Famine proche de Palerme, débarquent et trouvent des Espagnols déjà installés dans des grottes naturelles et des gourbis, cramponnés au village. Ils s’y installent dans des conditions d’hygiène effroyable. Il n’y a pas d’eau potable, pas de route qui les relie à Castiglione. Les Siciliens s’accrochent. Il est vraisemblable qu’ils sont rejoints par des compatriotes originaires de Cetara, de Procida, mais surtout d’Ischia lorsqu’en 1883 un tremblement de terre qui ravagea l’île, contraignit une partie des habitants à l’émigration.
Ces pêcheurs sont presque tous originaires de Sicile ou de la région de Naples. Ils reproduisent l’image de la première migration maritime des années 1840 ; à savoir que venus en « éclaireurs » – mais l’administration maritime plus efficace en cette fin de siècle les a recensés – ils ont fait venir femmes et enfants. Les conditions de vie sont alors précaires. Quelques années plus tard, la petite colonie se déplace vers Tefeschoum. En 1896, la situation de ces familles n’est toujours pas régularisée et une note de la commission préfectorale en date du 12 juin, signale que « cette population établie sans idée de retour vit dans les plus grandes difficultés ». Le village maritime est construit en toute illégalité en partie sur le domaine public en partie sur une propriété privée très ancienne et non exploitée d’un dénommé Chabert-Moreau. C’est par un courrier du 8 juillet 1904 que le préfet décide la cession du domaine public et l’expropriation de 12 hectares de terres de M. Chabert-Moreau. On compte alors 78 familles – soit 245 personnes – dont 43 sont italiennes, 32 espagnoles, 1 maltaise, 1 française, 1 indigène.

Parallèlement à cette activité maritime importante, les Italiens excellent dans les métiers qui en découlent : embarillage, conserves, salaisons, commerce du poisson. Ainsi, à propos de Bou Haroun, le rapport de l’administration déjà cité signale qu’une partie de la population « pratique la dessiccation au soleil, la marination au saumur, la salaison, l’embarillage, puis dirige ces produits sur les marchés d’Europe du Sud ». Ailleurs, les armateurs installent des populations saisonnières occupées à ces activités dans des « gourbis, sortes d’ateliers volants, une centaine au total sur les deux plages près de Cap Calfon et de Castiglione ». Une autre partie de ce peuplement se groupe autour de centres de consommation locale, augmentant ainsi le chiffre de la population qu’ils ravitaillent de leur industrie. Mais au-delà de cet aspect artisanal, de véritables centres d’industrie de la pêche se montent un peu partout sur le littoral de Nemours à la Calle. Ainsi, en 1877, la route qui relie Philippeville à Stora est parsemée d’usines de conserveries et de fabriques. A Stora, toujours à la fin des années 1880 on décompte 4 usines sardinières dont une d’un Génois, un certain Amodéo. Elles utilisaient des Siciliens qui étaient convoyés chaque année à la saison de pêche. A Alger, toute une population d’Italiens travaille aux friteries de quartier et aux ateliers de salaison dont les produits sont destinés à l’exportation; les conserves destinées à la France, les salaisons vers la région de Naples. A Bou Haroun, au début du siècle est construite une conserverie de sardines. Dans les environs de Bône, les Italiens, qui doivent subir la concurrence maltaise, salent les sardines qu’ils expédient en Italie mais aussi en Grèce.

Le port de pêche de Bou Haroun

De nombreuses autres professions dépendant de l’activité maritime sont occupées par des Italiens. A Bougie, en 1843, le capitaine du port se nomme Etienne Filodoro, le chef canotier, Pierre Romaggi; en 1877 à Bône, le courtier en marchandises également conseiller municipal est le sieur Bertagna; les 5 armateurs de la Calle sont tous italiens; sur les 7 courtiers maritimes d’Alger, deux sont italiens et interprètes et l’un d’entre eux conseiller municipal. A Alger toujours, le sieur Fassanaio vend des agrès de marine, Laurent Schiaffino est acconier, ainsi que ses homonymes à Philippeville où l’un des deux courtiers maritimes est italien et interprète, le sieur Riozzo.
Exigeants sur la qualité de leur matériel qu’ils importaient d’Italie, ils étaient également capables d’innover. Ainsi, cette anecdote qui rapporte que quelques pêcheurs italiens du port de Chiffalo étaient allés en Amérique – Monterrey – pour y pratiquer leur métier; ils y retrouvent la lampara qu’ils utilisaient depuis de longues années dans leur pays d’origine et découvrirent son dérivé “le ring-net” qui venait d’être créé aux Etats-Unis. Certains d’entre eux revenus à Chiffalo y donnèrent connaissance du filet tournant et coulissant et l’appliquèrent aux rivages africains.
Le filet-bœuf était l’objet d’un commerce particulièrement florissant entre l’Italie et l’Algérie; il provenait de Torre del Greco ou d’Amalfi (Salerne). D’autres filets comme les tartanelles et les lamparos venaient de Naples, les sennes de Gênes. Quand certains filets comme le sardinal étaient fabriqués à Alger, c’était avec du fil de coton ou de chanvre importé du Piémont. Ce commerce se poursuivit pendant le premier quart du XXème siècle la renommée des pêcheurs Italiens étant telle qu’en 1930, les pêcheurs d’Algérie étaient reconnus sous le nom de Napolitains alors que du point de vue légal ils étaient citoyens français. »

Gérard Crespo

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3 thoughts on “Les Italiens et la pêche en Algérie”

  1. Passionnant et si précis sur des pans de notre histoire souvent laissés de coté comme anecdotiques, alors que la vie quotidienne de ces travailleurs est riche d’enseignement.

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