« Aux premiers pas qu’il fit dans Alger, Tartarin ouvrit de grands yeux… Il tombait en plein Tarascon » (Tartarin de Tarascon, 1872).
Alphonse Daudet part pour l’Algérie à vingt et un ans et il y restera deux mois, du 23 décembre 1861 au 25 février 1862. Il part sur avis médical. Il veut, écrit-il, « calfater au bon soleil » ses poumons « un peu délabrés », et il s’embarque à Marseille à bord du « Zouave ». Il est à cette époque un jeune homme pauvre, qui n’a encore publié que des poèmes, mais qui, à l’image de son futur Tartarin, ne manque ni de fantaisie ni d’imagination. Il a cru bon de se coiffer d’une chéchia pour ce voyage vers ce qu’il croit être « l’Orient » ; il est accompagné de son cousin Henri Reynaud, originaire comme lui de Nîmes… et grand chasseur de lions, d’où la caisse d’armes qu’ils transportent avec eux !
Et le voilà en effet séduit par la féerie de ce premier voyage, par cette mer bleue « toute rebroussée par le vent », par les bazars d’Alger aperçus « dans un demi-jour qui sent le musc, l’ambre, la rose étouffée et la laine chaude » ; le voilà « courant le Sahel, les bois d’orangers de Blida, la Chiffa, le ruisseau des Singes, Milianah et ses pentes vertes », puis « l’immense vallée du Chéliff, les maquis de lentisques, de palmiers nains, de torrents à sec bordés de lauriers-roses ». Mais il est étonné aussi par les quartiers européens des villes et par la francisation du pays : est-il vraiment « en Orient ? ». En tout cas, il dira la « tristesse du retour, l’impression de froid et d’exil en rentrant à Marseille, le bleu du ciel provençal me paraissant embruni et voilé à côté de ces horizons algériens, palette aux gammes intenses et variées… ».
Ces paysages, il ne cessera d’y penser, puisque l’Algérie va désormais être constamment présente dans son œuvre : en 1863, le Figaro publie « Chapatin tueur de lions », une nouvelle qui annonce « Tartarin » ; puis autre nouvelle « A Milianah » dans les « Lettres de mon moulin », publiées en 1869, consacrée à cette « jolie petite ville d’Algérie ». Cette même année 1869, « Le Petit moniteur universel » offre à ses lecteurs le premier épisode de « Barbarin de Tarascon ». Les nouvelles algériennes des « Contes du lundi » paraissent dans différents numéros du quotidien « Le Soir » en 1871 et 1872, tandis qu’en mars 1872 sont publiées les « Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon ». Enfin « Les Oranges » et « Les Sauterelles » paraîtront séparément en 1874, avant d’être réunies, en 1879, à une nouvelle édition des « Lettres de mon moulin ». On conçoit ainsi l’impression tenace qu’avait laissée sur l’auteur ce voyage en Algérie.
Il est sensible à la beauté des paysages, qu’il s’agisse d’évoquer le millier de terrasses blanches d’Alger qui descendent « en s’échelonnant jusqu’à la mer », ou le « raidillon délicieux tout ombragé de jasmins, de thuyas, de caroubiers, d’oliviers sauvages » qui descend vers la plaine du Chélif. Pour Daudet, de tels paysages évoquent sa Provence natale. Dans la dernière édition des « Lettres de mon moulin », il ajoutera deux courtes nouvelles « algériennes » qui prolongent à ses yeux la Provence française. Dans « Les Oranges », il se souvient d’un petit bois d’orangers aux portes de Blida : « les fruits avaient l’éclat de verres de couleurs… pour bien connaître les oranges, il faut les avoir vues chez elles, aux îles Baléares, en Sardaigne, en Corse, en Algérie, dans l’air bleu doré, l’atmosphère tiède de la Méditerranée ». Il eut la chance, fait très rare, de voir ce bois couvert de neige : « Blida se réveilla transformée, poudrée à blanc. Dans cet air algérien si léger, si pur, la neige semblait une poussière de nacre… ». Dans « Les sauterelles », il évoque ce redoutable fléau dont il put mesurer la gravité à Crescia alors qu’il était reçu par un vieil ami. Il s’étonne aussi devant « tout un peuple disparate, difficile à conduire : des vignerons de Bourgogne, des laboureurs kabyles… des terrassiers mahonnais, des Maltais, des Lucquois… » et, devant les ravages causés par ces insectes, il réfléchit à l’œuvre admirable des colons : « je songeais qu’il y a vingt ans, quand ces braves gens étaient venus s’installer dans ce vallon du Sahel, ils n’avaient trouvé qu’une méchante baraque de cantonnier, une terre inculte hérissée de palmiers nains et de lentisques. Tout à créer, tout à construire… ensuite les maladies, les ophtalmies, les fièvres, les récoltes manquées, les tâtonnements de l’expérience, la lutte avec une administration bornée, toujours flottante. Que d’efforts ! Que de fatigues ! ».
L’Algérie dans l’œuvre de Daudet :
– Trois nouvelles des Lettres de mon moulin (1869) : Les Oranges, A Milianah, Les Sauterelles.
– Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon (1872)
– Cinq nouvelles des Contes du lundi (1873) : Le Turco de la Commune, Le Mauvais Zouave, Paysages Gastronomiques, Un décoré du 15 août, Le Caravansérail.
En guise d’extrait, mon choix s’est naturellement porté sur Tartarin de Tarascon, personnage incontournable et hauts en couleur dans l’œuvre d’Alphonse Daudet, qui relate l’arrivée de Tartarin à Alger.
Extrait :
L’air était chaud ce jour-là. Sur le quai ruisselant de soleil, cinq ou six douaniers, des Algériens attendant des nouvelles de France, quelques Maures accroupis qui fumaient leurs longues pipes, des matelots maltais ramenant de grands filets où des milliers de sardines luisaient entre les mailles comme de petites pièces d’argent.
Mais à peine Tartarin eut-il mis pied à terre, le quai s’anima, changea d’aspect. Une bande de sauvages, encore plus hideux que les forbans du bateau, se dressa d’entre les cailloux de la berge et se rua sur le débarquant. Grands Arabes tout nus sous des couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Nègres, Tunisiens, Mahonnais, M’zabites, garçons d’hôtel en tablier blanc, tous criant, hurlant s’accrochant à ses habits, se disputant ses bagages, l’un emportant ses conserves, l’autre sa pharmacie, et, dans un charabia fantastique, lui jetant à la tête des noms d’hôtel invraisemblables.
Etourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarin allait, venait, pestait, jurait, se démenait, courait après ses bagages, et, ne sachant comment se faire comprendre de ces barbares, les haranguait en français, en provençal, et même en latin, du latin de Pourceaugnac, rosa, la rose, bonus, bona, bonum, tout ce qu’il savait… Peine perdue. On ne l’écoutait pas… Heureusement qu’un petit homme, vêtu d’une tunique à collet jaune, et armé d’une longue canne de compagnon, intervint comme un dieu d’Homère dans la mêlée, et dispersa toute cette racaille à coups de bâton. C’était un sergent de ville algérien. Très poliment, il engagea Tartarin à descendre à l’hôtel de l’Europe, et le confia à des garçons de l’endroit qui l’emmenèrent, lui et ses bagages, en plusieurs brouettes.
Aux premiers pas qu’il fit dans Alger, Tartarin de Tarascon ouvrit de grands yeux. D’avance, il s’était figuré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar… Il tombait en plein Tarascon… Des cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons à quatre étages, une petite place macadamisée où des musiciens de la ligne jouaient des polkas d’Offenbach, des messieurs sur des chaises buvant de la bière avec des échaudés, des dames, quelques lorettes, et puis des militaires… et pas un Teur… ! Il n’y avait que lui… Aussi, pour traverser la place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout le monde le regardait. Les musiciens de la ligne s’arrêtaient, et la polka d’Offenbach resta un pied en l’air.
Tartarin de Tarascon (1872)