« L’Islam Salafiste
Depuis la fin du XIXe siècle s’amorce une lente renaissance intellectuelle de l’Islam. Elle est le fait de trois hommes : Jamal ad Din al Afghani, Mohamed Abduh et Rachid Ridha. Al Afghani a 33 ans en 1871, lorsqu’il enseigne au Caire la théologie et le droit. Il a pour élève Mohamed Abduh de 11 ans son cadet. Consécutivement à l’installation des Britanniques en Egypte, les deux hommes s’exilent à Paris en 1884 où ils fondent une revue, Le lien indissoluble qui est l’aspect visible d’une société secrète au nom éponyme. Le premier numéro de la revue s’ouvre sur un verset du Coran : « Dieu ne modifie rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui en est lui ». Les Musulmans doivent donc prendre l’initiative du changement avant que Dieu les aide. Ce changement passe par de l’Islam sur la voie de la Réforme. Le vrai croyant doit donc appartenir et se référer à la communauté religieuse unie autour de la langue arabe et de l’Islam qui est une civilisation. Le Coran est l’unique moyen de guidance et la base de toute réforme. Pour cela le croyant doit parfaire ses connaissances et l’on doit lui en faciliter l’accès et l’acquisition. Avec Abduh, il dénonce le culte des saints, rejette l’idée de miracles et défend l’idée de créer dans l’Empire Ottoman le concept d’une idée nationale autonome forgée dans un Islam novateur. El Afghani meurt en 1897 mais Abduh de retour en Egypte devient grand Mufti, fonde le conseil d’administration de l’Université Al Azhar et développe les principes éducatifs autour de quatre points :
– réforme de la religion islamique par le retour à l’état primitif de l’Islam.
– prépondérance de la langue arabe.
– reconnaissance du dogme islamique.
– condamnation du taqlid, c’est à dire l’imitation de l’Occident.
Abduh décède en 1905, mais son œuvre lui survit grâce à l’Egyptien Rachid Ridha qui fonde la revue Al Manar (Le Phare) et associe le panarabisme au Réformisme Islamique. Il est convaincu de la supériorité des Arabes sur tous les autres peuples de la communauté islamique. Après l’occupation de la Mecque par les Saoud, il soutient cette dynastie et le whahabisme forme d’Islam rigoriste. En 1924 après l’abolition du Califat par Mustapha Kemal, il dénonce « la trahison turque » et se bat sans relâche jusqu’à sa mort en 1935 pour la restauration du Califat.
Jamal ad Din al Afghani
Mohamed Abduh
Rachid Ridha
Pendant ce temps, en Algérie, éclot une jeune génération assoiffée de connaissances et désireuse elle aussi de réformer l’Islam. Pour ce faire, nombreux sont ceux qui quittent l’Algérie pour Tunis, l’Egypte, l’Arabie et même la Syrie. Parmi elle trois noms émergent.
Abdelhamid ben Bâdis a 19 ans en 1908 lorsqu’il part étudier à la Zitouna de Tunis où il subit l’influence de Tahar benAchour adepte du salafisme et partisan d’un Islam purifié de toutes les déformations qui l’avaient dénaturé. Diplômé de l’Université, il enseigne un an à Tunis puis part en pélerinage à la Mecque. De là, il rejoint Médine où il côtoie des représentants du mouvement whahabite. Il visite ensuite Damas et Le Caire et revient à Tunis en 1914. Là, il choisit de ne pas rentrer en Algérie vraisemblablement pour échapper à la conscription. La guerre finie, il revient chez lui à Constantine où il ouvre la première medersa d’enseignement salafiste; Ben Bâdis n’aura de cesse de développer son réseau de médersas. On en comptera 13 en 1939. Selon un intellectuel algérien, hagiographe de Ben Bâdis, ce dernier est l’introducteur en Algérie de la pensée salafiste. D’autre part, Ben Bâdis crée en 1919 la première imprimerie arabe et un journal El Muntaqid (Le Censeur) qui sera interdit en 1925 consécutivement à des articles enflammés exaltant la cause d’Abd el Krim qui a déclaré dans le Rif le Djihad contre les Espagnols. Un nouveau journal paraîtra alors El Chihab (Le Météore) qui sera diffusé jusqu’en 1939.
Ben Bâdis est secondé dans sa tâche par Tayeb el Oqbi, qui, en 1920, rentre en Algérie après 25 ans d’exil en Arabie. Il a alors le même âge que Ben Bâdis, 31 ans, et décide de combattre le maraboutisme et de développer l’enseignement de l’Islam réformiste. Il collabore aux journaux créés par Ben Bâdis et fonde le sien Al Islah. En 1929, il s’installe à Alger et crée le Cercle du Progrès qui devient très vite un lieu de propagande réformiste. Conscient de l’importance de la jeunesse, il demande à ses fidèles d’investir les associations sportives. D’autre part, Ben Bâdis décide de créer des médersas réservées aux filles. En 1931, le 5 mai, ils sont tous deux fondateurs avec un troisième homme, Bachir el Ibrahimi de l’Association des Ulémas Algériens. L’association envoie un délégué, en la personne d’Abdelazziz Taalbi, au Congrès Islamique de Jérusalem qui se tient en décembre de la même année à l’initiative du Grand Mufti. On notera par ailleurs la présence de Messali Hadj qui s’éloigne lentement du Parti Communiste Français.
Tayeb el Oqbi (à gauche) Ben Bâdis (à droite)
Bachir el Ibrahimi
Mais leur activité ne s’étend pas sur la seule Algérie. Il faut également répandre le Réformisme en France. Aussi l’association décide-t-elle d’envoyer en 1932 dans la région parisienne un jeune homme, il a alors 26 ans, Fodil el Ouartilani afin de créer des Cercles de l’Education (Nadi el Tahbi) et d’investir le milieu des expatriés algériens. Le premier Cercle est fondé à Clichy, le deuxième à Paris, Cité Brisson, puis trois autres toujours dans la capitale, un sixième à Saint Denis et deux autres à Gennevilliers. En 1935, les Cercles franciliens compteraient entre 1 500 et 2 000 adhérents. Un rapprochement est tenté avec les militants du PPA de Messali, mais c’est un échec. Un an auparavant, un jeune homme de 26 ans, Mohamed Bouras, fasciné par les cours de Tayeb el Oqbi fonde la première section du mouvement des scouts musulmans algériens (SMA) à Alger. D’autres sections sont créées à Constantine, Sérif, Tizi Ouzou, Mostaganem, Blida, Laghouat. A Tlemcen, fief maraboutique, c’est le cheikh Ibrahimi qui se déplace pour fonder la section El Mansourah. Les scouts s’inscrivent dans des perspectives de combat; dans un de leurs chants on entend ces paroles : « Combat tout oppresseur, extirpe les racines des traîtres »…
Mohamed Bouras
Emblème des Scouts Musulmans Algériens
En 1937, Lamine Lamoudi fonde l’Association des Jeunes du Congrès Musulman. La même année, Omar Lagha, jeune militant lui aussi influencé par Tayeb el Oqbi fonde le groupe El Kotb des Eclaireurs Musulmans qu’il installe dans un local sous la voûte de la Pêcherie. Lagha, employé de la municipalité d’Alger a pour mission de collecter des fonds pour des œuvres charitables; il en détourne une partie pour les mouvements nationalistes.
Les années trente voient se développer une intense activité de la part des Ulémas. Ben Bâdis se signale en 1931 par une fatwa en réponse à des membres de l’Association des Algériens Naturalisés qui lui demandent un avis théologique sur leur statut de naturalisation. En guise de réponse, Ben Bâdis leur adresse le message suivant : « Tout naturalisé est un apostat dont on ne peut accepter le repentir que s’il revient à une nationalité islamique. Quant au musulman non naturalisé qui épouse une Française, chrétienne ou juive, sachant que les enfants qu’il aura d’elle seront automatiquement français, il est apostat ». Le 7 juillet 1936, Ben Bâdis tient un meeting au Majestic à Alger où il proclame « la langue arabe comme langue nationale ».
Il crée le Congrès Musulman algérien, et le 26 juillet il rédige une Charte revendicative qui demande entre autre la reconnaissance de la langue arabe comme langue nationale officielle, la non immixtion de l’administration française dans le culte musulman, le retour des biens habous à la libre gestion des fidèles, la liberté de l’enseignement. Cette Charte est portée à Léon Blum alors chef du gouvernement par une délégation uléma qui se déplace à Paris; Blum lui oppose une fin de non recevoir. Comme une sorte de réponse, on peut lire dans El Chihab en septembre 36 cette adresse aux Algériens : « Peuple, tu as prouvé que tu étais un peuple épris de liberté… Et dans l’avenir, nous saurons comment lutter, comment vivre et comment mourir pour cette liberté… Peuple, tu as lutté et tu n’es qu’au début du combat ». L’association des ulémas s’inscrit donc dans des perspectives de lutte pour l’indépendance. Dans la Nation Arabe en mai 1938, Ben Bâdis proclame l’union des Arabes de l’Orient avec ceux d’Afrique du Nord, « union linguistique, religieuse et culturelle ». En août de la même année, s’exprimant sur le problème palestinien, il dit : « le conflit est entre le sionisme et l’impérialisme britannique d’une part et l’Islam et les Arabes d’autre part ».
Enfin on ne saurait être complet sur l’activité des réformistes musulmans sans rappeler qu’à la grande surprise des Français, les Mozabites, pourtant jugés par les Sunnites comme hétérodoxes, se rapprochent des Ulémas et créent des médersas salafistes dans le M’Zab qui jusque là s’était tenu à l’écart des conflits entre Français et Réformistes. Ce rapprochement est dû à cheikh Bayoud qui fit ses études à la Zitouna de Tunis.
Abdelhamid ben Bâdis